Faut-il avoir peur de la manipulation ?

Avec la récente publication de mon ouvrage : 50 Exercices pour Maîtriser l'Art de la Manipulation , mes amis s'interrogent en toute bonne foi : pourquoi publier un tel titre ? N'avons-nous pas dans notre entourage un nombre suffisant de « manipulateurs » pour qu'il soit pertinent d'en rajouter ? Pensé-je aux victimes, à ceux qui souffrent des malversations de ces individus ? Et pourquoi mettre entre les mains de tout un chacun les outils et techniques du conditionnement et de l'influence automatique ?
Je comprends leur inquiétude. Et je veux les rassurer sur mes intentions : il n’y a aucun cynisme dans mon projet, juste une immense lassitude des analyses binaires (et de l’appauvrissement de la pensée qu’elles entraînent), des litanies moralistes et des injonctions paradoxales. En effet, si la manipulation représente une dimension tellement dégradante de l’activité humaine, pourquoi la retrouvons-nous à peu près partout : au travail, dans les relations sociales et familiales, dans la vie de couple, les médias, la vente, le marketing, la publicité, le management, les finances, la politique ?
Voilà la réalité : tout le monde manipule tout le temps tout le monde… ou presque. Et tout le monde s’en défend, bien évidemment : le manipulateur, c’est toujours l’autre.
Mon intention première est donc de changer la donne : puisque la manipulation semble faire partie de la vie, -et cela depuis des lustres (relisez donc le Roman de Renart)-, pourquoi bannir ses utilisateurs ou la réserver à un public d’initiés ? Pourquoi ne pas la mettre entre toutes les mains ?
Il existe, certes, des manipulateurs hautement toxiques que la littérature francophone a conceptualisés sous le terme de pervers narcissiques. Notamment à travers l’ouvrage de Marie-France Hirigoyen : Le Harcèlement moral, la violence perverse au quotidien. Mais ils représentent une part infime de la population. Quant aux manipulateurs qui ne sont ni psychopathes, ni pervers, et dont vous faites - à votre corps défendant- partie, ils sont tous mis dans le même panier ! La littérature bien pensante du développement personnel les fustige gaillardement et des auteurs comme Isabelle Nazare-Aga (mais elle n'est pas la seule !) ont orchestré une belle manipulation, en même temps qu’un succès commercial en actualisant un triangle dramatique de belle facture dans lequel le lecteur endosse le rôle de la victime, l'auteur celui du sauveur tandis que les persécuteurs représentent, à peu de choses près, le restant de l'humanité. Où cela nous mène-t-il ? A une défiance quasi généralisée de l'autre, toujours suspect, toujours double, ambigu, obscur, malveillant. Il n'est pas étonnant, avec de telles postures, que nous vivions la plupart de nos relations aux autres de façon névrotique.
Ma deuxième intention en écrivant ces exercices est de dédramatiser la manipulation qui fait partie des modalités d’échange entre les individus et qui est, dans bien, des cas préférable à la violence physique, à la menace ou aux pressions psychologiques. Bien entendu, je parle des manipulations qui fonctionnent, celles qui passent inaperçues et ne causent aucun dégât. Pour moi, le mauvais manipulateur, c'est celui que l'on découvre, celui qui s'y prend mal, celui qui met en danger la relation.
Quand il oppose dans Convaincre sans manipuler, manipulation et argumentation, ou -si l’on préfère- démagogie et honnêteté, ruse et éthique et plus largement communication et information, Philippe Breton opère lui aussi une opposition binaire qui ne m’apparaît guère plus convaincante. Parce que l’on peut aussi manipuler les gens pour leur bien, en respectant un cadre éthique, parce que l’on peut aussi utiliser la rhétorique pour servir des intérêts personnels, parce que dans le domaine des relations humaines les dichotomies sont rarement clarifiantes.
Et si nous acceptions de manipuler les autres et d’être manipulés par eux sans faire de cette pratique un drame, mais un jeu relationnel ?
La manipulation répond à des règles et fait appel à des stratégies. Comme tous les jeux, elle doit être interrompue quand elle cesse d’être drôle, quand elle fait mal ou qu’elle devient morbide. Mais par pitié, cessons de rêver à un monde relationnel parfait mais inhumain et apprenons à devenir des manipulateurs raisonnables et empreints d’humanité.
Je profite de ce billet pour vous recommander les travaux de mon ami Pierre Raynaud qui tient une veille sur le thème de la manipulation. Pierre Raynaud est notamment le créateur du jeu Polemios pour "faire changer les autres d'avis sans jamais leur donner tort".