« Tous ces regards qui me
mangent… (Il se retourne brusquement.) Ha,
vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (Il
rit.) Alors, c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais
cru… Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril... Ah ! Quelle
plaisanterie. Pas de besoin de gril : l’enfer c’est les autres. »
Les petites chirurgies proverbiales procèdent par sélection, extraction et
généralisation avant d’être exportées. Elles fonctionnent souvent comme des
miroirs déformants et donnent lieu à de sérieux contresens. A propos de cet
« enfer c’est les autres », Sartre se voit dans la nécessité de
préciser ses intentions dans un enregistrement sur disque réalisé par la
Deutsche Grammophon Gesellschaft en 1965 :
« C’est autre chose que je veux dire. Je veux
dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut
être que l’enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont, au fond, ce qu’il y a
de plus important en nous-mêmes pour notre propre connaissance de nous-mêmes.
[...] Nous nous jugeons avec les moyens que les autres ont, nous ont donné de
nous juger. Quoi que je dise sur moi, toujours le jugement d’autrui entre
dedans. Ce qui veut dire que, si mes rapports sont mauvais, je me mets dans la
totale dépendance d’autrui. Et alors en effet je suis en enfer. Et il existe
quantité de gens qui est en enfer parce qu’ils dépendent trop du jugement
d’autrui. Mais cela ne veut nullement dire qu’on ne puisse avoir d’autres
rapports avec les autres. Ça marque simplement l’importance capitale de tous
les autres pour chacun de nous. »
Voilà donc la morale de l’histoire : les autres ne sont pas l’enfer
par principe et ils peuvent même devenir un paradis. Car c’est la qualité des
relations que nous avons avec eux qui détermine notre équilibre et notre
bien-être personnels. Quand on a de mauvaises relations, nous vivons l’enfer,
non pas parce que nos congénères nous pourrissent la vie, mais parce qu’ils
sont nos miroirs. C’est à travers eux que nous pouvons apprendre à mieux nous
connaître... Ou perdre confiance. Si leurs jugements à notre égard sont
négatifs, dégradants, ils impactent inévitablement nos propres jugements sur
nous-mêmes et créent une dépendance qui nous fait souffrir, surtout si nous
n’envisageons pas de changer nos relations avec eux. Les relations sociales ont une incidence
majeure sur le bien-être et la santé. Quand le souci de soi cohabite
harmonieusement avec le souci des autres, quand les gens acceptent de se
découvrir, sans inquiétude, mais avec une certaine curiosité de la rencontre et
de ses mystères, alors ils peuvent développer des relations authentiques et
pacifiées, fondées sur la confiance et le respect. Alors ils sont en mesure de
réussir en coopérant et en se confrontant, sans chercher à prendre le pouvoir
ou à s’anéantir. Et si le bonheur c’était les autres ?