Voici un fait divers qui remonte au
début des années 1950. L’histoire se passe dans une gare, en Angleterre. Un
employé des chemins de fer, chargé du nettoyage des trains, entre dans un wagon
réfrigéré pour contrôler le chargement. Un de ses collègues passe sur le quai.
Il voit la porte du wagon ouverte. Il ne s’inquiète pas de savoir s’il y a
quelqu’un à l’intérieur. Il referme la porte. Dedans, l’autre est paniqué. A
moins 20 degrés. Il pense qu’il ne va pas tenir très longtemps. Il réagit tout
de suite en criant et en tapant à coups de poings et de pieds contre la paroi
isotherme. Mais malheureusement pour lui, il y a beaucoup de bruit dans cette
gare de marchandise. Son collègue est déjà passé au contrôle du wagon suivant.
Un quart d’heure plus tard, le
train démarre. Le voyage dure plusieurs heures et, à l’arrivée, l’employé est évidemment
retrouvé mort, congelé dans un coin du wagon. Son corps, examiné par les
médecins, présente tous les symptômes d’un décès par hypothermie. Mais voilà le
plus fort de l’histoire : à la gare de départ, un technicien avait signalé
à son chef de district, que le compresseur du wagon était en panne. En réalité,
la température à l’intérieur de la chambre froide tournait autour de 18 °C, il
n’y avait donc absolument aucune raison pour que l’employé meure de froid. C’est
son mental qui l’a tué.
Vous allez me dire quel est le
rapport avec la manipulation ? Et bien, dans cette histoire, l’homme s’est
lui-même manipulé, sans le savoir, sans en avoir conscience. C’est ce que
j’appelle de l’auto-manipulation. Il l’a fait avec le résultat que l’on connaît,
parce qu'il s'est imaginé qu'il allait mourir de froid. Vous remarquerez qu'il
aurait pu tout aussi bien s’imaginer dans un pays chaud sur une plage, sous les
cocotiers, et programmer consciemment une issue moins tragique. Dans ce cas, il
ne faisait pas de l’auto-manipulation mais de l’autosuggestion, qui peut être
considérée comme le pendant positif de l’auto-manipulation.
Je suis toujours incroyablement
surpris par des événements comme ceux-là. Les pouvoirs du mental et de la
suggestion sont extrêmement puissants. Ils peuvent nous permettre de faire de
grandes choses ou au contraire nous conduire sur de fausses pistes et bloquer
notre conscience. Alors nous allons tourner en rond, persister dans des
comportements qui ne nous apportent pas ce que nous voulons. Et plus nous
allons faire toujours plus de la même chose, plus nous allons obtenir toujours
plus des mêmes résultats qui ne nous conviennent pas...
Comme l’histoire des deux Dupondt
dans l’album de tintin au pays de l’or noir. Les Dupondt sont perdus dans le
désert au volant d’une Jeep. Ils roulent depuis des heures en cherchant
désespérément à rejoindre une piste pour se rendre à la ville la plus proche.
Enfin, ils aperçoivent des traces de pneus dans le sable. Les voilà rassurés :
un véhicule est passé par là... ils sont sur la bonne voie… Ils poursuivent
leur route et une deuxième trace de pneus apparaît, puis une troisième, une
quatrième, etc. Ils sont proches du but et convaincus d’avoir trouvé une
importante voie de communication ; apparemment, cette route est très
fréquentée. Jusqu’à ce qu’ils trouvent un jerrycan d’essence sur la piste. Pas
de chance pour le pauvre type qui l’a perdu ! Mais une chance pour eux,
parce qu’ils découvrent qu’ils ont précisément perdu le leur… En réalité, les
Dupondt tournent en rond depuis des heures, sur leurs propres traces qui s’accumulent
au fil des rotations. En ayant acquis la conviction d’être sur une route
importante, ils ont persisté dans une mauvaise voie...
Les choses vont se passer de la
même manière quand c’est une autre personne qui vous manipule : soit vous
restez en pilotage automatique et ce sont votre subconscient, vos automatismes,
vos modèles d’attachement, vos habitudes, vos croyances et vos raccourcis de
pensée qui vont diriger la barque, soit vous débrayez votre pilote automatique et
vous passez en mode conscient. Dans ce cas, c’est vous qui tenez le gouvernail.
C’est un peu plus épuisant parce que c’est une pratique qui utilise les
circuits longs du cerveau, tandis que les conditionnements automatiques
utilisent les circuits courts qui vont plus vite et qui sont plus économiques.
Cela nécessite un sens de l’observation, de la lucidité, une capacité à
percevoir ses ressentis, une bonne connaissance de ses besoins. Cela demande également
de savoir affirmer son point de vue et de ne pas avoir peur d’exprimer les
choses. Mais au final, c’est payant.
Il faut bien comprendre que quand
une personne vous manipule, elle va toujours chercher chez vous la catégorie de
conditionnement automatique qui va lui permettre de vous manipuler. Et elle va
actionner précisément le levier qui convient pour que ça marche et sans même
que vous vous en rendiez compte. Remarquez que cette personne fait rarement ça
de façon consciente parce que les manipulateurs stratégiques sont rares, en
tout cas dans l’environnement de monsieur tout le monde. Si on parle des
affaires commerciales, diplomatiques, militaires, politiques, ou si on regarde
comment fonctionnent les stratégies marketing, c’est autre chose. Là, la
manipulation est savamment orchestrée. Mais la plupart du temps, la personne
qui manipule ne s’en rend même pas compte...
Alors , si vous voulez jouer au jeu
de la poule et de l’œuf, vous allez sûrement me dire ceci : s’il n’y avait
pas de manipulateur, je ne me ferais pas avoir, je ne passerais pas sans arrêt
pour la bonne poire. A quoi je vous répondrais : si vous n’étiez pas manipulable,
il n’y aurait pas de manipulateur. La manipulation n’est pas seulement le fait
du « manipulateur », elle est aussi portée par la personne qui subit
la manipulation. C’est la raison pour laquelle ma question de départ est un peu
facétieuse : qui est, pour vous, le plus grand des manipulateurs ? Vous
avez sans doute trouvé la réponse : c’est vous ! Dans toute
manipulation, le premier des manipulateurs, c’est vous. C’est vous-même qui
créez votre propre malheur, vous-même
qui entretenez les mêmes schémas toxiques qui vous pourrissent la vie. Je sais
que c’est une pilule un peu dure à avaler, mais c’est à mon avis la seule
attitude constructive pour agir sans tomber dans le piège facile de la
victimisation.